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Rencontre fortuite

§ - 1 - A l'horizon commence le mystère

Son dernier souvenir remontait au début de l'année dernière. Avant, il avait beau essayer de se rappeler, à part son nom Yeb, rien, le trou noir. Au début cela l'avait vraiment tracassé, mais la vie tumultueuse qu'il menait lui avait de moins en moins laissé le loisir d'y penser. Cependant, aujourd'hui, cette histoire lui trottait dans la tête, il faut dire qu'il était fatigué, car cela faisait trois semaines qu'il chevauchait sur une terre aride où poussait une herbe jaunâtre et quelques buissons d'épineux. Trois semaines qu'il passait son temps à chercher des points d'eau, à éviter les hordes de pillards et à manger de petits reptiles rôtis. Il commençait à en avoir vraiment assez de cette steppe, il voulait dormir dans un bon lit de paille et boire une chope d'alcool de Glibiss (obtenu à partir de la cueillette de délicieux fruits rouges qui se transforment en nectar après fermentation). Il avait aussi envie de voir du monde et surtout des femmes, la solitude commençait à lui peser. Si seulement il pouvait croiser, ne serait-ce qu'un village. A cette pensée, il scruta une nouvelle fois l'horizon, toujours rien... A moins que..? Là-bas, à gauche, il lui semblait soudain apercevoir quelque chose, une sorte de muraille sombre, ou encore des falaises ou des rochers.

Quoique ceci puisse être, ça me changera de ces mornes paysages de steppes. En avant! Pensa-t-il, en tirant sur la bride de son destrier lui intimant l'ordre d'aller à gauche.

Il parcourut encore la steppe durant plusieurs heures, avant d'arriver en face de la forme sombre qui avait attiré son attention au matin. Il ne s'était pas trompé, c'était bien une muraille construite avec d'énormes blocs de pierres de couleur noire, salis par le sable de la plaine. Sa construction avait dû être l'œuvre d'un titan. C'était impressionnant, d'une forme circulaire, et d'un diamètre d'environ 500 mètres, elle atteignait plus d'une trentaine de mètres de haut. A ses pieds se trouvaient de nombreux baraquements fait de bois, de boue et de feuilles séchées qui s'étalaient sur un large espace tout du long, et derrière elle, seul apparaissait le haut d'une tour. Il devait s'agir du donjon de l'incroyable édifice.

_ Enfin la civilisation. Se félicita-t-il rêveur. Il arrivait aux abords des premières baraques, quand parvint à ses narines une odeur de graisse animale et de chairs brûlées, révélant une intense activité artisanale et commerçante. S'apprêtant à pénétrer dans l'enchevêtrement que formaient les différentes huttes et cabanes, il fut stoppé net par un vieillard barbu et hirsute sorti de nulle part, juste devant sa monture, qui se cabra, manquant de le jeter à terre.

_ Halte étranger, qui es tu pour venir des steppes dans cet endroit perdu et puant. Si tu viens pour faire fortune retourne d'où tu viens, si c'est l'aventure qui te guide, sache que tu ne trouveras ici nul n'ayant besoin de tes services, et si par malheur tu es arrivé en cet endroit par hasard, alors crains le pire, personne n'envierait pareil destin, affirma-t-il comme s'il avait récité une litanie.

_ Salut à toi. Merci pour ta mise en garde, mais il y a trois semaines que je parcours cette steppe monotone, et je suis trop heureux de rencontrer enfin un endroit animé pour passer mon chemin. Aussi, je t'en serai reconnaissant, si tu voulais bien m'indiquer, une auberge où je pourrai avaler quelques boissons pour me réchauffer les membres et le cœur, lui répondit-il souriant.

Le vieil homme en guenilles dévisagea Yeb qui se tenait droit sur son cheval, l'air attentif.

Il n'avait pas l'air d'un simple mercenaire : les traits de son visage étaient fins, son nez droit et ses yeux marrons clairs lançaient un regard perçant contrastant avec ses longs cheveux noirs de geai. Ceux-ci étaient tressés en une natte lui tombant au milieu du dos et dont quelques mèches s'échappaient sur son front. Par contre, son accoutrement était constitué de lourdes fourrures cousues entres elles par du grossier fil de lin, et il ressemblait fort aux vêtements des pillards de la steppe. Son arme, une épée au pommeau finement ciselée rangée dans un fourreau, pendait à son côté. Il avait aussi un carquois de flèches accroché dans le dos, quant à son arc, il était attaché contre le flanc droit de sa monture. En fait s'il n'avait pas porté des fourrures grossières, il serait certainement passé pour un guerrier de la noblesse.

_ Fais en à ta guise nigaud, mais débrouilles toi tout seul! Lui lança à la figure le vieillard avant de disparaître en quatre enjambées derrière une sorte de hutte.

Après un instant d'hésitation, Yeb quelque peu interloqué s'enfonça avec son destrier entre les premiers baraquements formant le taudis. Au fur et à mesure qu'il avançait, il se rendait compte que l'animation à laquelle il s'était attendu n'existait pas. Il errait en solitaire entre les cabanes, et avait le déplaisir de voir s'enfuir les quelques personnes qu'il apercevait au loin. Continuant tout de même de suivre les étroits chemins de terre se dirigeant vers la muraille, il entendit le son d'une trompe, provenant certainement du donjon. Elle joua trois notes lugubres et lancinantes. Il se mit alors à longer les remparts en quête d'un portail, qu'il trouva bientôt.

Juste à une vingtaine de mètres devant lui se trouvait ouverte une imposante porte de bois noirci, renforcée et cloutée de fer. Une procession d'hommes en sortaient. Intrigué par cette activité inattendue, Yeb descendit de son cheval qu'il attacha fermement à un poteau soutenant le toit d'un abri. Il se dit que si l'on tentait de le lui voler, son destrier se débattrait, arracherait le poteau, et le toit s'écroulerait faisant suffisamment de raffut pour l'avertir et peut-être même pour faire fuir les truands. Il se dirigea donc à pieds vers les autochtones qui sortaient, en prenant soin de se dissimuler pour ne pas attirer leur attention. Arrivé à moins de dix mètres, il se cacha près d'un remblais de terrain et observa la scène. Des hommes en guenilles, aux visages moroses et sales, paraissant fourbus, sortaient par le portail, sous la garde d'une dizaine de petites brutes hargneuses ressemblant fortement à des pillards, et qui par la menace de leurs fouets les faisaient se hâter. Une fois que tous les hommes furent sortis, et qu'ils commençaient à se disperser, les gardes chiourmes rentrèrent, et le grand portail se referma en faisant grincer ses gonds.

Yeb, détournant alors la tête, vit soudain à deux pas de lui un homme qui l'observait. C'était à n'en pas douter un de ceux qu'il avait vu sortir. Immobile, la main sur son pommeau d'épée, Yeb l'interrogea du regard. L'homme fit un pas en arrière, puis eut l'air de se forcer à réfréner son envie de fuir, et questionna finalement Yeb d'une voix penaude.

_ Qui êtes vous et pourquoi nous observiez vous?

_ N'ayez crainte, je ne viens pas chercher querelle, mais dernièrement, j'ai erré longtemps dans la steppe. Donc lorsque j'ai aperçu ce village, j'y suis entré, avec l'idée de boire une bonne chope à la table d'une taverne et de pousser la chansonnette avec quelques amis d'un soir… J'avoue que de ce côté là, je suis plutôt déçu, ajouta Yeb avec un demi sourire, en retirant la main de sa lame.

L'homme le dévisagea de pied en cap, et lui demanda d'une voix inquiète et rapide:

_ On vous a vu entrer au le village?

_ Oui, il a eu un vieillard qui m'a mis en garde, et puis aussi, lorsque je le traversais, quelques gamins qui se sont enfuis à mon approche.

_ Ce n'est pas cela que je voulais dire : y a-t-il des gens sur les remparts qui auraient pu vous voir, expliqua l'homme dont le ton avait gagné en assurance.

_ Hum... Je ne crois pas, je n'en ai pas vu.

_ J'espère que vous ne vous trompez pas... Ecoutez moi, il ne faut pas que vous restiez ici, il faut vous cacher, car si les gardes vous repèrent, ils vous tueront ou au mieux vous réduiront en esclavage. Suivez moi, je vais vous montrer une cache, dit-il les yeux brillants d'excitation.

_ Doucement l'ami. Je ne vous connais pas, qu'est-ce qui me prouve que vous n'allez pas m'entraîner dans un traquenard, remarqua Yeb, en fronçant les sourcils.

_ Je suis un esclave du seigneur blanc comme nous tous ici, et je hais ces sales Vuurles de gardes qui nous maltraitent à longueur de journée. Sans compter que vous pourrez peut-être nous aider. Je vous en prie, faites moi confiance. Implora-t-il avec vigueur.

_ D'accord je vous suis, mais vous devrez aussi trouver une planque pour mon cheval qui est attaché là-bas, expliqua-t-il, en montrant du doigt sa monture qui attendait paisiblement, dodelinant parfois de la tête, à coté de la petite hutte.

_ On s'arrangera, allons le chercher, lança-t-il en même tant qu'il commençait de partir, en sautillant telle une ombre furtive sur le chemin caillouteux. Yeb arrangea son arme à sa ceinture, puis partit à sa suite d'un pas décidé.

§ - 2 - Changement de parcours

Le soir était tombé, Yeb voyait cela par les trous qu'il y avait dans la toile de lin servant de porte au baraquement dans lequel il se trouvait. Ca faisait maintenant un bout de temps, qu'il était assis par terre, le dos contre la paroi de bois et de boue séchée. Les yeux mis clos, il méditait. Il se remémorait les divers événements de la journée, essayant d'en tirer des conséquences. La première qui s'imposa à son esprit, était qu'avec tout cela, il n'avait pas encore fait un repas, et que son estomac criait famine. Quand à la seconde elle était simple, il devait se rendre à l'évidence : la steppe et tout ce qui s'y trouvait était morne et sans grands intérêts. Ce qui lui restait de mieux à faire, c'était d'essayer de grappiller de quoi manger à ses ennuyeux hôtes, puis de partir le lendemain aux aurores, sans éveiller leur attention. L'unique problème c'est qu'ainsi, il retournait directement dans la steppe. Et il ne voulait plus y déambuler longtemps. Il lui fallait donc trouver des informations sur le plus court chemin praticable pour en sortir.

Un bruit de chuchotements et de piétinements au dehors le tira de sa réflexion. Sans faire de bruits, il se releva avec la souplesse et l'agilité d'un chat, dégaina son épée, et alla se poster contre le mur à côté de l'ouverture. La toile de lin se souleva, et l'homme qui l'avait conduit ici apparut. D'autres personnes, similaires de part leurs vêtements miteux, entrèrent à sa suite. Mais Yeb, avant que le premier ne l'aperçut, avait eu le réflexe de ranger sa lame avec une extrême rapidité pour ne pas les effrayer. Et la main qui tenait son épée une seconde plus tôt, se contentât de faire un signe amical.

Les dix hommes qui étaient entrés, s'assirent par terre. Yeb en fit autant, et l'un d'entre eux lui donna une sorte de gamelle dans laquelle se trouvait une bouillie informe.

_ Mange étranger, ça te donnera des forces.

Yeb regarda son écuelle avec une singulière expression de dégoût, pensant, qu'il n'avait vraiment pas eu de chance de tomber sur un village si accueillant, et qu'en fait, les lézards des steppes semblaient être un met raffiné par ici.

_ Allons Vèdge ne soit pas si dur avec lui, regarde la tête qu'il fait. Si l'on t'avait servi une telle mixture il y a huit mois, tu l'aurais jeté à la face de l'aubergiste, remarqua un petit homme de l'assemblée.

_ Je sais bien, mais as-tu autre chose à lui proposer?! Hein! Au lieux de critiquer, lui répondit-il d'une voix bourrue.

_ Du calme tous les deux. Ecoutez étranger, cette purée a quelque peu un aspect repoussant, mais elle est très nourrissante, donc si vous avez faim, je vous conseille de la manger. Et durant votre repas nous vous expliquerons qui nous sommes et ce qui se trame en ces lieux reculés, déclara calmement mais fermement un jeune homme au regard intense et à priori en meilleure forme physique que ses compagnons.

_ Etant d'un naturel méfiant, je me posais la question de savoir si cette bouillie ne risquait pas d'être empoisonnée, et à priori, elle ne doit pas l'être, car cela aurait été mal joué de votre part de me servir des mets si repoussant.

D'abord surpris par les paroles de Yeb, les dix hôtes rirent finalement de bon cœur, ce qui le persuada définitivement de manger.

_ Tu as le sens de l'humour, c'est une bonne chose... Mais au fait, comment t'appelles tu? Qui es-tu? Et que faisais tu à rôder seul dans la steppe? Demanda le jeune homme qui semblait être blond, sous la crasse qui fonçait ses cheveux.

_ Moi, je me nomme Evrik, et mes compagnons se présenteront tout à l'heure, ajouta-t-il sur un ton sans appel.

_ Et bien Evrik, dit yeb en se forçant à avaler une bouchée compacte de sa mixture. Je m'appelle Yeb. Je suis un aventurier doublé d'une fine lame qui vend parfois ses services, et qui parfois part à la recherche de nouveauté exotique. C'est ainsi que je me suis retrouvé dans la steppe, conclut-il, fixant Evrik du regard, un sourire légèrement narquois lui peignant le visage.

_ Donc vous êtes un guerrier, remarqua Evrik l'air intéressé.

_ En effet, oui, admit Yeb soudain soucieux de ce qu'avait probablement son hôte derrière la tête.

_ Vous pouvez certainement nous être utile, mais il faut d'abord que je vous raconte se qui se passe ici. Voilà, pendant des années, le château que vous avez vu dehors, a été la propriété des moines combattants de l'ordre de la lune rouge. Ces moines, en plus de leurs offices, accueillaient les caravanes marchandes qui traversaient la steppe, leur offrant un havre de paix, au milieu d'une route parsemée d'embûches, en raison des redoutables pillards nomades qui sillonnaient les steppes.

Il y a environ un an, les différentes tribus pillardes s'allièrent sous le joug d'un étrange et dangereux personnage. Et ensembles, ils donnèrent l'assaut contre les moines défenseurs du fort qui furent balayés par leur nombre et par les dons de sorcellerie de leur nouveau chef. Une fois le château pris, les différents chefs de tribus recommencèrent à se disputer pour savoir qui allait véritablement s'en emparer. L'histoire s'est fini dans un bain de sang : les onze chefs et leurs gardes du corps sont morts durant la quatrième nuit qu'ils passèrent dans la forteresse, inexplicablement…

Depuis ce jour, avec l'aide de l'une des tribus qui est restée sur place, le sorcier règne en maître sur la steppe. Pourtant les autres tribus semblent le haïr, mais je pense qu'elles le craignent plus encore.

Quand à nous ici, nous sommes devenus ses esclaves. Il y a environ 350 esclaves qui vivent dans les baraquements autour du château, dont une centaine de femmes, de vieillards et d'enfants qui s'occupent de nos repas. En fait les esclaves sont d'anciens moines ayant été faits prisonniers, ainsi que des caravaniers capturés par les pillards.

_ Oui, si je comprends bien, il y a un individu puissant qui est tranquillement venu faire sa loi dans cette partie reculée du monde, et vous vous êtes retrouvés ses esclaves. Ca arrive tous les jours vous savez, le coupa Yeb prenant une voix assurée et fixant la petite assemblée. Mais j'y pense, tout de même, 350 esclaves ça lui sert à quoi?

_ Nous lui servons à extraire de la terre des petites perles blanches, dont personne parmi nous ne peut dire ce qu'elles sont, ni à quoi elles lui servent. En fait nous creusons toute la journée sous la surveillance de maudits gardes, reprit Evrik sur un ton endurci.

_ Soit, mais je ne vois pas très bien en quoi je puis vous être utile, fit observer Yeb en finissant l'espèce de mixture par une dernière bouchée fugace.

_ Voyez vous étranger, je suis encore jeune. Il n'y a qu'un mois que je suis ici, et je n'ai vraiment pas l'intention d'y rester toute ma vie. Quant à vous, vous êtes pour nous une chance inespérée. Comprenez que le seul moyen pour nous de regagner notre liberté, c'est de prendre le fort en tuant son détenteur actuel. C'est là que vous intervenez. Seul et sans armes c'était une mission suicide que j'envisageais pourtant de plus en plus. Mieux vaut mourir libre en combattant, qu'esclave à creuser des galeries. Mais maintenant que vous êtes là, je suis sûr qu'à nous deux, nous avons une chance, finit-il d'affirmer la voix vibrante d'excitation.

_ Intéressant programme… Si je te suis, nous avons juste à prendre, à deux, une forteresse défendue par toute une tribu et un sorcier qui a massacré une trentaine des leurs en une nuit, renchérit Yeb d'une voix détachée suivie d'un petit rire narquois.

_ Ne me prends pas pour un simple d'esprit, guerrier. Nous attaquerons de nuit en grimpant par la muraille et une fois dans la place nous ne nous soucierons que de tuer le sorcier, l'effet de surprise jouera en notre faveur. Une fois leur maître mort les pillards, n'offriront sûrement que peu de résistance, dit-il d'une voix mordante, avec un air de défi.

_ Ton plan me parait toujours aussi peu réalisable. Mais je dois avouer qu'il me tente, je me suis ennuyé trois semaines durant dans la steppe et un peu d'action et d'imprévu seront les bienvenus. Cependant, je me demande ce que je pourrai bien y gagner, reprit-il sur un ton sérieux, regardant Evrik droit dans les yeux.

_ Tu y gagneras ta liberté, ainsi que toutes les richesses que tu trouveras dans le château et que tu pourras emporter dans ton voyage, affirma-t-il d'une voix franche, en lui souriant.

_ Ca me parait honnête. D'accord je marche avec toi, conclut Yeb en s'étirant et laissant échapper un bâillement. Pardon, mais je suis un peu fatigué.

§ - 3 - L'assault

La nuit et la journée suivantes passèrent paisibles et monotones. Evrik et les autres étaient partis travailler à la mine comme chaque jour. Les compagnons d'Evrik devait l'aider à se ménager durant le travail, afin qu'il soit suffisamment en forme lors de l'expédition du soir. Yeb espérait aussi qu'ils lui rapporteraient ce qu'il leur avait demandé, car c'était quasi indispensable pour la bonne marche de leur assaut, et il ne se voyait vraiment pas attendre une journée de plus, ainsi cloîtré à s'ennuyer lamentablement. Sûr, de toute façon il irait ce soir. Mais tout de même, l'escalade de la muraille serait rudement plus pratique s'ils étaient munis chacun de ciseaux de maçon, pensait-il lorsqu'il entendit la trompe sonnant l'arrêt des corvées. Il serait bientôt fixé. Une bonne demi-heure après qu'eut retenti la sonnerie, ce qui avait semblé durer une éternité pour Yeb, Evrick fit son entrée sous le baraquement.

Ils étaient entrés par intervalles régulier, au compte gouttes pour ne pas se faire remarquer. Mais maintenant qu'ils étaient tous là, qu'ils lui avaient amené les outils dont ils auraient besoin, et qu'Evrik semblait en forme, son dynamisme perdu durant une journée à patienter lui revenait. Ah oui, il se sentait mieux, rudement mieux même, entouré qu'il était par cette activité bouillonnante et prête à être libérée. Malgré tout cela, encore fallait-il attendre que la nuit tombe sur la steppe, mais il n'était plus tout seul et de ce fait le temps lui semblait passer plus vite. Une fois que tous eurent mangé, ils se mirent à discuter. Yeb parlait de contrées étranges et lointaines avec Vèdge et un autre commerçant qui lui aussi avait beaucoup voyagé. Tandis qu'Evrik se reposait tranquillement dans un coin, écoutant les autres causer et jouant de temps en temps avec la fine dague à poignée d'argent que lui avait prêté Yeb.

Le moment d'y aller arriva donc assez rapidement et Evrik et Yeb se retrouvèrent au pied du rempart gardant l'accès aux mines et au donjon.

Ils en entamèrent l'ascension dans un silence feutré. La nuit était claire. Yeb avait accroché son épée derrière son dos et laissé son arc et ses flèches à Evrik qui les avaient placées de même pour éviter qu'elles n'aillent buter contre le roc. Grâce aux ciseaux de maçons qu'ils s'évertuaient à glisser dans les interstices entre les blocs de pierre noire pour s'assurer de bonnes prises, ils avançaient assez vite et sans trop d'efforts. Parfois s'entendant faire un léger bruit, ils s'arrêtaient se plaquant à la paroi, le temps d'une minute ou deux, qui paraissaient alors une éternité. Puis l'ascension reprenait, de plus en plus lente et pénible au fur et à mesure qu'ils s'élevaient, à cause de la pente qui devenait escarpée jusqu'à atteindre la verticale, et en raison du vide qui les entourait. Pour Yeb, les minutes d'arrêt étaient une véritable torture, car il ne pouvait s'empêcher de regarder en bas, et l'appel du vide le pénétrait, l'obligeant à faire un gros effort sur lui même pour ne pas se laisser aller, et continuer de monter. Evrik quant à lui, paraissait moins gêné par la hauteur, et de toute manière il ne baissait jamais les yeux. Il escaladait la muraille à la manière d'un automate. C'est d'ailleurs lui qui arriva le premier en haut.

Il disparut entre deux créneaux. Ne le voyant plus, Yeb haussa l'allure, ayant peur que livré à lui même, Evrick ne fasse un faux pas. Il fit donc l'ascension des derniers mètres à toute vitesse, une fois hissé à son tour entre deux créneaux, se retournant à quatre pattes pour voir s'il n'apercevait pas son compagnon sur le chemin de ronde, il envoya un coup pied impromptu dans l'un des deux ciseaux qui tomba du rempart. Un son tonitruant brisa la torpeur de la nuit lorsque le morceau de métal heurta une pierre du mur qui s'incurvait environ 25 mètres plus bas.

Yeb vit alors venir rapidement dans sa direction une petite ombre se déplaçant avec l'agilité d'un félin. Attrapant fermement la garde de son épée, il se prépara à bondir sur le garde, ne comptant lui laisser aucune chance, parce qu'il savait que comme tous les pillards, il devait s'agir d'un rude combattant. L'homme était armé d'une petite hache de jet et d'un bouclier rond et dans moins de vingt secondes il serait sur lui. Yeb rentra la tête et attendit encore dix secondes, puis se rua à l'attaque, levant sa lame, prêt à envoyer un coup mortel. Au dernier instant, il stoppa son bras : il n'y avait plus de garde, seul Evrik se tenait droit devant lui, un sourire sadique aux lèvres, la lame de sa dague recouverte de sang. A ses pieds gisait un homme trapu égorgé, dont le visage présentait, dans la semi obscurité, une dernière grimace de douleur macabre. Faisant un signe d'approbation de la tête, Yeb rangea son épée, et Evrik fit de même avec sa dague après l'avoir essuyée sur la fourrure du mort. Puis, à deux, ils balancèrent le cadavre du haut de la muraille.

Finalement, Evrik rendit ses armes à Yeb, car il s'appropria la hache et le bouclier du garde qui gisait 30 mètres plus bas. Tout deux, nouvellement harnachés, se mirent à suivre le chemin de ronde en direction des marches permettant de descendre dans la cour du fort. Yeb se tenait quelques mètres derrière son compagnon. Ils parcoururent prés d'une centaine de mètres, en marchant le dos courbé, à l'aide de petites enjambées. Enfin, ils aperçurent l'escalier qui descendait en longeant le rempart. Mais au loin, se profila soudain l'ombre d'un garde qui venait vers eux. D'un commun réflexe, ils se jetèrent derrière les créneaux. Par intervalles réguliers ils jetaient un regard sur l'homme qui arrivait dans leur direction. Il ne fût bientôt plus qu'à cinq mètres d'Evrik soit environ à sept de Yeb. Evrik sentait son pouls battre de plus en plus fort, alors qu'il se préparait à bondir la hache à la main. La cadence de son cœur s'accentua encore, mais personne n'apparut. Ca faisait bien dix secondes que le garde aurait dût passer, et rien... Exaspéré, il allait regarder, lorsque lui vint à l'esprit l'idée que le garde avait bien pu les voir tout à l'heure, et que maintenant il pouvait être tapi dans l'ombre à quelques centimètres de sa cachette, l'arme à la main, prêt à le frapper en plein visage lorsqu'il se risquerait à jeter un œil. Tant-pis! Il attendrait... On verrait bien qui craquerait le premier. Quoique à la réflexion, il se faisait peut-être des illusions, car même si le garde les avait vu, il ne pouvait certainement pas dire avec certitude à quels endroits précis ils étaient cachés. Peut-être même que, ne les apercevant plus, il avait pris l'escalier pour aller chercher des renforts. Il fallait qu'il en ait le cœur net. Il allait passer la tête lorsqu'il se rendit compte à quel point il était stressé; il tremblait, et surtout, oh combien respirait-il fort. Par tous les dieux, sa respiration, l'avait sans doutes trahi. L'image du pillard tapi juste à côté, et attendant patiemment qu'il se montre, lui revint à l'esprit. Son cœur s'emballait de plus en plus. Il sentait que ses tempes allaient éclater d'un instant à l'autre. Soudain quelque chose l'effleura à l'épaule.

_ Ah!! Cria-t-il. Son bras partit net, d'un réflexe instinctif faisant suivre à la lame de sa hachette une longue traînée circulaire sur son côté droit. Et ce n'est qu'ensuite que ses yeux regardèrent dans la direction où il avait frappé. Ils rencontrèrent alors le visage de Yeb, décomposé par un air grimaçant où l'on lisait un mélange de frayeur, et de colère.

_ T'es taré! Dit-il à voix basse ayant beaucoup de mal à contenir les injures qui se bousculaient au portillon de sa bouche. Un poil plus loin, et j'avais une mâchoire double! Qu'est-ce qui t'arrive, il faut te calmer.

_ Je suis désolé, pardonne moi.... j'ai fait un cauchemar éveillé... je croyais qu'il m'attendait de l'autre côté du créneau. Je te jure, je le voyais... Pardonne moi, je t'en prie, pardonne moi... l'implora Evrick, la voix basse et vibrante, des larmes lui coulant sur le visage.

_ Ca va... Ca peut arriver de stresser un peu dans ce genre d'expédition. Respire, le calma-t-il en lui posant les mains sur les épaules pour le faire s'asseoir.

_ Je suis vraiment désolé, tu sais. J'aurais pu te tuer, s'excusa Evrick d'une voix encore fiévreuse mais un tantinet plus calme.

_ T'inquiète pas, j'en ai vu d'autre, assura Yeb, lui destinant un sourire forcé. Il en avait vu d'autres, mais tout de même, manquer de se faire ratatiner la face par un ami, quelque part ça le mettait mal à l'aise.

_ Ca va mieux? Rajouta-t-il, voyant qu'il était muet.

_ Oui, ça va. Où est passé le garde? Lui répondit-il d'une voix redevenue normale.

_ Le garde est reparti, mais il va revenir. Il faut qu'on se dépêche de descendre l'escalier menant au donjon. Pour la suite on avisera en bas. Dit brièvement Yeb.

_ Entendu. Passe devant, je te suis.

Ils se mirent donc à descendre le grand escalier menant 30 mètres plus bas. Yeb qui marchait en tête, tenait son arc de la main droite, et son autre main, tout contre sa poitrine, serrait l'extrémité de la flèche qu'elle avait encochée dans la corde. Evrick, le suivait quelques enjambées plus loin, levant son bouclier à hauteur de ventre, et tenant fermement sa hache de la main droite. Il se retournait sans cesse, pour jeter un oeil dans son dos, ayant toujours le sentiment d'être suivi. Arrivant finalement au terme de la centaine de marches que comportait l'escalier, leurs pieds foulèrent la terre battue de la cour du fort.

Ils se retrouvèrent soudain dans une petite ruelle non éclairée, dont la pénombre était encore accentuée par la présence oppressante des remparts. Ils se regardèrent tous deux, étonnés de cet état de fait. Prolongeant de quelques instants encore le silence absolu qui semblait faire parti intégrante de ces lieux.

Yeb se décida finalement à le briser, s'approchant d'Everik, il se mit à parler à voix basse.

_ Evrik, tu dois voir à peu près où l'on se situe ici par rapport à la mine, dit-il d'une voix mal assurée.

_ Oui, grosso modo, lui répondit Evrik après un instant d'hésitation.

_ D'accord, et après, de la mine tu sais aller au donjon?

_ Ca, c'est pas un problème, car le temple où s'ouvre la galerie principale, est juste derrière le donjon, affirma Evrik d'une voix ferme, laissant présager qu'il avait retrouvé tout le sang froid perdu tout à l'heure.

_ Ok, tu passes devant, je te suis. Il faut se hâter car ils risquent de découvrir bientôt la mort de l'un d'entre eux.

_ On est parti, conclut Evrik sur un ton d'approbation.

Ils s'enfoncèrent alors dans les ruelles noires du village fantôme que gardaient jalousement les remparts. Ils progressaient rapidement, car malgré l'obscurité et bien qu'ils soient tombés une fois dans un cul de sac, Evrik semblait s'y retrouver assez facilement. Leur vive allure provenait aussi du fait qu'ils ne craignaient pas tellement de se retrouver face à face avec un garde au détour d'une ruelle. C'est donc promptement qu'ils débouchèrent sur le temple dont les portes grandes ouvertes faisaient apparaître un trou noir menaçant.

_ Plutôt lugubre les mines, fit observer Yeb en chuchotant.

_ Hum... Sympathique, lui répondit Evrik avec un sourire étrange.

Puis de nouveau silencieux, ils se remirent en route vers leur objectif, maintenant à une vingtaine de mètres. Arrivé devant le mur arrière du donjon, ils s'arrêtèrent ne pouvant s'empêcher de lever les yeux au ciel. Il fallait vraiment être à ses pieds, pour se rendre compte du travail d'architecte énorme qu'il avait fallu fournir pour donner à une tour une telle impression de puissance. Ses murailles semblaient atteindre l'infini et se confondre avec le ciel. Il s'en dégageait quelque chose d'irréel. Cette tour carrée était si colossale, si bien campée sur ses fondations qu'on aurait cru un bastion imprenable naît d'essence maléfique.

_ Il y a de quoi rebuter une armée des plus véloce, dit Evrik rêveur. Il était saisi par la sombre splendeur que revêtait le donjon la nuit tombée.

_ Effet, mais ce n'est pas suffisant pour décourager deux aventuriers fermement déterminés, déclara doucement Yeb, adressant un sourire à Evrik.

_ Alors qu'est-ce qu'on attend, renchérit Evrik sorti de sa torpeur.

_ On y va, mais il faut faire attention, des gardes doivent certainement protéger l'entrée. Je passe le premier, tu me suis, rappela Yeb avec assurance.

Avec la démarche d'un félin, la corde de son arc bandée, Yeb commença à contourner le bâtiment. Tous ses sens étaient en éveils, ses muscles étaient tendus, mais son coeur ne s'était pas accéléré. Il respirait doucement, à l'inverse de son compagnon dont il entendait parfaitement la respiration rapide derrière lui. Continuant d'avancer, il arriva à la seconde arête du donjon. Il devait y avoir la porte donnant accès à l'intérieur de la tour sur le mur qui suivait. Adossé contre la parois, et malgré le tintamarre que faisait le souffle d'Evrik, il tentait d'entendre un quelconque bruit pouvant lui indiquer la présence de gardes. Finalement, après d'interminables secondes, n'entendant rien de suspect il se risqua à jeter un oeil. Rien, il ne vit rien. Il apercevait, le petit porche sous lequel se trouvait l'ouverture du donjon, et tout autour il n'y avait aucune trace de gardien. Il se retourna pour parler à Evrik.

_ C'est étrange, je ne vois aucun garde en faction, lui annonça-t -il comme ennuyé.

_ Peut-être que le maître des lieux est trop sûr de lui, répondit Evrik un petit sourire nerveux aux lèvres.

_ Hum, peut-être. Admit Yeb peu convaincu. Ecoute, tu vas aller en éclaireur jusque sous le porche, d'où tu me feras signe de venir si tu ne vois rien de suspect. Moi je reste ici et te couvre avec mes flèches.

Faisant signe de la tête qu'il était d'accord, Evrik dépassa Yeb, et s'avança prudemment vers le porche. Il ne se sentait guère rassuré, et marchait lentement se protégeant du maximum qu'il pouvait avec son petit bouclier. Tout d'un coup, il s'arrêta net. Il n'était plus qu'à deux mètres du portique, et l'idée lui était venu qu'un garde pouvait très bien être caché dans son angle mort, l'attendant fiévreusement pour le tuer. Il sentît son coeur s'emballer de nouveaux.

_ Bon sang, mais qu'est-ce qu'il fiche, aurait-il aperçu quelque chose, pensa Yeb qui suivait la scène prêt à décocher une flèche.

Evrik continuait de rester toujours immobile, et Yeb se fatiguait les yeux à essayer d'apercevoir quel danger avait fait s'interrompre sa marche. Evrik sentait qu'il avait de plus en plus de mal à respirer, la peur le tétanisait. Pourtant, il fallait qu'il fasse quelque chose sans tarder car son compagnon attendait. Cette pensée le rassura quelque peu, et il sentit revenir ses forces. Il n'avait pas le droit de flancher à nouveau. Tout à l'heure déjà, il avait faillit tout faire rater... Il se remit finalement en marche, longeant étroitement le mur d'enceinte, et arrivé à l'angle du porche, il donna précipitamment un coup de hache, en disparaissant derrière le mur. Yeb ne comprenait rien. Y avait-il un garde caché sous le porche? Il n'entendait aucun bruit d'affrontement. Que pouvait-il bien se passer?

Evrik réapparut soudain, lui faisant signe de venir. Légèrement soulagé Yeb partit immédiatement le rejoindre au pas de course.

_ Que s'est-il passé? Demanda-t-il, lorsque qu'il fut auprès d'Evrik.

_ Rien, tout va bien, obtient-il comme unique réponse.

Ils se trouvaient maintenant en face d'un haut portail de bois, garni d'une forte structure métallique. En son centre se trouvait une grosse serrure.

_ On n'a pas pensé aux clés, fit intelligemment remarquer Evrik.

_ Et à la hache ça risque de prendre du temps, rajouta Yeb d'un air narquois.

_ Oui, je le pense aussi... Bon, alors, qu'allons nous faire? Demanda Evrik sur un ton quelque peu décontenancé.

_ Ne t'inquiète pas ami et laisse moi oeuvrer, expliqua Yeb, avant de commencer à chuchoter des mots étranges.

Evrik, se poussant sur sa droite le regarda étonné. Puis, n'ayant rien d'autre à faire, il colla son oreille contre la porte pour tenter d'entendre un bruit trahissant une activité humaine. Et stupeur, le fait de s'appuyer sur le battant le fit légèrement s'entrouvrir. Décidément le sorcier, ne devait pas se sentir menacé!

_ Yeb. Et Yeb! Appela-t-il à voix basse. Mais Yeb, ne semblait pas l'entendre, car il continuait à psalmodier tout bas. Ne pouvant pas parler plus fort, il tira un grand coup sur la manche de Yeb, qui sortant de sa concentration le regarda surpris en fronçant les sourcils. En ouvrant un peu plus le portail de sa main droite, Evrik fit comprendre à Yeb qu'il s'acharnait pour rien.

_ Je comprends mieux pourquoi je n'y arrivais pas. Forcément... Déclara Yeb, dodelinant de la tête de droite à gauche, la moue aux lèvres en signe de désappointement ironique.

Evrik souriant légèrement s'affaira aussitôt à faire coulisser la porte sur ses gonds. Mais à peine s'était elle entrouverte dans un grincement, qu'ils aperçurent de la lumière.

_ Vous êtes en avance espèce de bâtards! Entendirent-ils vociférer à leur encontre.

Avant même qu'Evrik ne se rendit bien compte de ce que cela signifiait, Yeb, l'arc au poing, s'était jeté au travers de la mince ouverture. Il déboucha dans une grande salle dallée, faiblement éclairée par quatre torches enchâssées dans des anneaux d'acier, scellés à chacune des colonnes. Au bout de la pièce se trouvaient deux pillards assis sur un banc. L'un s'étirait en baillant, venant visiblement de se réveiller, quand à l'autre il regardait Yeb ahuri, un air de panique lui déformant le visage. Détournant d'un coup son regard, il se jeta avec hargne sur sa hache posée à terre. Il l'attrapa d'un mouvement d'une extraordinaire vivacité. Yeb banda son arc. Une seconde passa... Le garde s'était relevé et l'écume à la bouche, il brandissait sa hache de jet au dessus de son front, pour la lancer. La flèche de Yeb partit en sifflant. Elle traversa la salle d'un trait et alla se ficher dans la colonne vertébrale du garde après avoir sectionné sa jugulaire au niveau de la gorge. Un bruit mat résonna dans la pièce suivi d'un étrange gargouillis : dernier son proféré par le guerrier mort. L'autre garde qui avait retrouvé ses esprits, eut juste le temps de s'armer et de disparaître derrière une colonne, avant qu'un second projectile ne fende à nouveau l'air, le manquant de peu. Encochant une nouvelle flèche à son arc, Yeb maintenait sa position, fixant son attention sur les alentours de la colonne.

_ Hé, Yeb! Qu'est-ce qui se passe? Ca va? Entendit-il chuchoter au dehors.

_ Entre, mais reste vigilant Evrik, appela-t-il d'une voix calme.

_ J'arrive, répondit Evrik, en passant timidement la tête par l'ouverture.

_ Qu'est-ce qu'il y a Yeb? Demanda Evrik voyant la position agressive qu'il avait adoptée.

_ J'ai tué un garde, mais il en reste un qui s'est planqué là-bas. Ferme la porte, et va voir où il se cache exactement, lui dit Yeb sans détacher le regard de son objectif.

Après avoir poussé le battant, Evrik, tendu s'approcha de la colonne qui devait abriter le second garde. Puis tout en gardant ses distances il se mit à la contourner. En effet le pillard était bien là, dos à la colonne le visage et les mains crispées.

_ Il rase la colonne juste devant toi! Eut-il à peine le temps de prononcer. Le guerrier, l'ayant vu, s'était rué sur lui, hurlant comme un Snork en furie. Yeb, pris de court, resta immobile l'arc à la main. Evrik dans un réflexe se jeta de côté, évitant de justesse la charge meurtrière, et dans un éclair de lucidité, se retournant sur lui même, il lança violemment sa hachette dans le dos de son adversaire emporté par son élan. Le pillard mortellement touché, tomba à genoux, puis s'effondra face contre terre. Evrik qui s'était lui aussi retrouvé allongé sur le sol à la suite de son exploit, se releva lentement et alla récupérer son arme sur le cadavre. Son allure tranquille était trahie par ses mains encore tremblantes et les saccades nerveuses qui agitaient ses lèvres par intermittence.

_ Il s'en est fallu d'un cheveu cette fois, lui dit-il, d'une voix tremblotante, mais sans consonance de reproche.

Yeb, son arc baissé, arriva devant Evrik. Il lui posa sa main gauche sur l'épaule et le regarda droit dans les yeux.

_ Ne soit pas si modeste ami, tu t'en es parfaitement tiré! Tu m'a étonné! Déclara-t-il avec un sourire franc.

_ C'est vrai qu'on leur a mis une sacrée pâtée mon frère! Approuva Evrik les larmes aux yeux en serrant Yeb dans ses bras.

_ Bien parlé, mais il reste encore le plat de résistance. Et maintenant que nous sommes chauds, je parie que ça va être du gâteau! Va voir par où l'on monte aux étages. Moi je vais verrouiller le portail, histoire de ne pas avoir de mauvaises surprises, enchaîna Yeb, qui après avoir desserré l'étreinte d'Evrik, se dirigeait vers l'entrée.

Tous deux se mirent donc au travail. Yeb se tenait droit, les mains apposaient sur la porte, et il chuchotait une sorte de complainte dans une langue incompréhensible, pendant que Evrik trouvait facilement l'unique passage pour monter à l'étage. Celui-ci se trouvait dans un renfoncement au fond de la salle, et une grosse porte en bois munie d'une belle poignée de fer forgé représentant une lune en délivrait l'accès. A l'instant où Evrick allait vérifier si elle était ouverte, un claquement métallique résonna dans la pièce et le fit sursauter.

_ Yeb, qu'est-ce que c'est? Appela Evrik.

_ T'inquiète pas, c'est juste le verrou du portail, que je viens d'enclencher, finit par répondre Yeb en venant vers lui.

Enervé par le fait d'avoir bêtement eu peur, Evrik tourna sèchement la poignée de la porte qui s'ouvrit en grinçant. Derrière, apparut un escalier en colimaçon, aux marches abruptes.

_ Tu veux passer le premier? Questionna Yeb.

_ Oui, c'est le mieux, d'autant plus que j'ai un bouclier, répondit Evrik d'un ton décidé, après quelques secondes de réflexion.

_ Et bien allons-y, conclut Yeb en dégainant sa longue épée.

Evrik en tête, ils commencèrent à monter prudemment les sombres escaliers. A chaque étage, était creusée une petite niche dans laquelle était placé un pot de terre sur lequel une mèche allumée trempait dans de la graisse liquide. C'était un procédé ayant le mérite d'être économique, mais dont le désavantage s'avérait être un trop faible éclairage.

Arrivés au premier étage signalé par une porte et un palier, ils se concertèrent à voix basse.

_ Qu'est-ce qu'on fait, on entre ou l'on continu? Demandant Evrik.

_ A mon avis les appartements du sorcier doivent se trouver au dernier ou à l'avant dernier étage, donc pas la peine de visiter le reste, lui répondit Yeb dont le visage se peignait de traits inquiétant dans la lumière restreinte et pâle de la niche.

Ils continuèrent donc leur ascension, passèrent encore devant trois paliers puis n'en trouvèrent plus et débouchèrent finalement à l'air libre en haut du donjon. Ils étaient seuls, aucun garde n'était posté à faire le guet, le signaleur était éteint, et la girouette indiquait par son immobilité un vent à peine perceptible. Evrik et Yeb se penchèrent aux créneaux. De là, ils pouvaient observer toute la plaine qui s'étendait à perte de vue. Et derrière le mur d'ombre que formaient les remparts, ils entrevoyaient des taches noires formées par les habitations cosmopolites des esclaves. Tout les alentours semblaient calmes : à leurs pieds la ville fortifiée était silencieuse. L'alerte n'avait pas dû être donnée.

_ Impressionnant, admit Evrik en brisant le silence.

_ Oui, mais pour en revenir à notre but, j'ai comme dans l'idée que nous avons manqués quelques étages, dit Yeb d'une voix pensive.

_ C'est sûr, on a au moins monté vingt mètres sans trouver un pallier, et quelque chose me dit que c'est dans cet intervalle que se trouvent les appartements du sorcier, observa Evrik à son tour.

_ Tout le problème est de savoir comment y accéder... Il n'y a, à mon avis que deux solutions : soit par le dernier pallier, soit par un passage secret, émit comme hypothèse Yeb sur un ton réfléchi.

_ C'est bien possible. Je pense que la meilleure chose qu'on ait à faire, c'est de retourner tranquillement au dernier pallier en s'assurant durant la descente que le mur de l'escalier ne dissimule pas de mécanisme d'ouverture d'un passage, enchaîna Evrik, l'air impatient.

_ Et bien en avant, lança Yeb en s'élançant le premier vers l'escalier.

Ils descendirent lentement tâtant les pierres qui leur paraissaient étranges sur le mur, scrutant du regard les interstices qui pouvaient se cacher entres les marches, recherchant un symbole gravé sur la colonne de soutien de l'escalier. Mais c'était d'autant plus difficile que s'il existait encore des niches à cette hauteur, elles n'étaient plus éclairées. Ils procédaient donc doucement, ralentis par une pesante obscurité. Arrivés au dernier pallier qu'ils avaient quitté, ils durent se rendre à l'évidence : s'il existait un passage secret, il était vraiment bien dissimulé car ils étaient bredouilles.

_ Bon, et bien, qu'est-ce qu'on fait maintenant? On y va? Demanda Yeb aigri de ne pas avoir trouvé un passage.

Evrik, après un hochement de tête tourna lentement la poignée de la porte qui s'ouvrit facilement laissant apparaître la silhouettes de deux hommes. Merde! Pensa-t-il en se rabattant sur le côté aussi rapidement qu'un Noyeu esquive les crocs acérés d'un serpent Tix.

_ Hi hi hi hi! Se mit à pouffer Yeb de manière étouffée, une main devant sa bouche.

Evrik stupéfait, le regarda les yeux grands ouverts.

_ Ha ha ha hi hi ho ho ha ha ha !! Eclata Yeb, après avoir croisé le regard d'Evrik, toujours la main devant sa bouche pour atténuer son rire et se tenant le ventre avec son bras droit portant encore son épée.

Evrik comprenant qu'il se moquait de lui, regarda à nouveau ce qui se trouvait derrière la porte. Il aperçut Yeb qui derrière lui faisait des efforts pour reprendre son souffle et se calmer. En effet, une grande glace était posée contre le mur juste en face de la porte.

Jetant, un oeil sombre sur Yeb, Evrik pénétra dans l'étroit corridor avec circonspection.

_ Pardonne moi ami, mais c'était nerveux, lui affirma Yeb qui s'était engagé à sa suite.

Il firent quelques pas dans ce couloir bien éclairé par des torches accrochées aux murs, puis s'arrêtèrent de conserve devant un lourd rideau pourpre. Après s'être mutuellement regardés l'espace d'un instant, Evrik ouvrit le rideau en se servant de sa hache d'un geste brusque. Apparut alors une salle dont le sol était recouvert d'un parquet sur lequel étaient posées de nombreuses étagères en bois d'ébène. Dessus était entreposée une multitude de manuscrits.

_ Une bibliothèque? S'étonna Yeb.

_ Oui, elle à l'air immense, ajouta Evrik d'un air de convoitise.

§ - 4 - La vérité n'a pas de prix

La pièce était sombre, seule une petite avancée de lumière triste parvenait du dehors par l'ouverture de trois grandes meurtrières. Au milieu trônait un grand lit à baldaquin tout d'ébène finement sculpté. L'un des rideaux du lit s'écarta laissant le passage à un étrange personnage habillé d'une robe blanche. Un capuchon tombait sur sa tête, de sorte que son visage était camouflé par un voile d'ombre, une cordelette noire à laquelle était attachée une bourse de cuir lui tenait lieu de ceinture.

Il s'avança vers une commode dans le coin de la pièce, ouvrit le tiroir du haut et en sortit un sachet de tissu noir dont il déversa un peu du contenu dans sa main droite qu'il avait ouverte.

Ainsi des gens se sont infiltrés dans ma bibliothèque... Qui cela peut-il être? Pas des pillards, ils me craignent trop. Des esclaves épris de vengeance peut-être? Hum, c'est peu probable. Comment auraient-ils pu parvenir dans l'enceinte du donjon. A moins que ce ne soit des mercenaires auxquels les esclaves auraient fait miroiter l'appât du gain en échange de ma vie, ou bien encore d'anciens ennemis qui m'auraient retrouvé? Celà serait plus ennuyeux... Ils vont au devant d'une mort peu enviable, pensa-t-il sombrement.

Puis présentant devant ses yeux sa main droite dans laquelle se trouvait une légère poudre noire, il brassa l'air en formant des signes étranges de sa main gauche, et il commença à psalmodier tout bas des mots incompréhensibles pour un non initié. Ceci dura quelques minutes pendant lesquelles les ombres de la salle semblèrent se troubler. Soudain, il souffla sur la poudre au creux de sa main criant un dernier mot au consonances infâmes, puis referma sa main dans une attitude crispée et resta immobile, reprenant peu à peu une respiration normale.

_ Bien, affirma-t-il lui même d'une voix à peine audible.

Intentionnellement posée sur une étagère, coincée entre deux gros manuscrits anciens dont les pages commençaient à tomber en lambeau, se trouvait une petite tasse en terre cuite dans laquelle reposait une étrange poussière noire. Tout à coup, celle-ci se mit à s'éparpiller comme sous l'effet d'un courant d'air. Et ses milliers de particules projetées alentour disparurent peu à peu avant même de toucher le sol, laissant leur place à deux formes brumeuses de la taille chacune d'un petit félin. Après quelques instants où elles parurent stagner, elles se mirent en chasse, se déplaçant en glissant sur le sol ou contre les étagères à quelques centimètres du parquet, traversant les pilles de livres comme un simple souffle d'air vicié. Leurs proies n'étaient pas loin, elles les sentaient.

Evrik avançait rapidement, guidé par son enthousiasme, le long des rayonnages.

_ Regarde Yeb, une traduction des voyages de Fark Woll en Sénéquis. Ce livre vaut une fortune. Et celui-ci! Un authentique manuscrit de l'ordre de Slann, annonça-t-il d'une voix émerveillée.

_ Hum, hum, oui... Répondit laconiquement Yeb qui marchait derrière lui. Il n'avait jamais été un passionné de lecture durant l'année qui s'était écoulée depuis sa perte de mémoire. L'argent lui aussi, ne l'intéressait que modérément. La seule chose qui était véritablement primordiale dans sa vie, s'était d'assouvir son insatiable envie de liberté et d'action. Et puis, il n'aimait guère l'ambiance de cette grande salle ; les étagères remplies de livres et s'élevant jusqu'au plafond lui donnaient l'impression d'être prisonnier d'un labyrinthe. Il avait le sentiment qu'à chaque intersection il risquait de surgir une monstrueuse créature de papier prête à les déchiqueter et les momifier, afin qu'ils fassent don de leur personne à cette fantastique bibliothèque emplie de vielles reliques.

_ Mon père qui était un riche marchand avait une belle bibliothèque, mais comparée à celle-ci c'était du crottin d'Aurochs, exulta Evrik dépoussiérant de sa manche les couvertures de très vieux ouvrages afin de lire leurs titres.

Yeb, qu'Evrik commençait à excéder, entendit un bruit mat derrière lui. Jetant un coup d'oeil dans la rangée, il vit que deux manuscrits étaient tombés tout au bout de celle-ci. Cela lui parut étrange. Il scruta donc derechef la rangée, et là, il aperçut des ombres dès plus singulières, glissant sur le parquet dans leur direction. Immédiatement un mot lui vint à l'esprit : les Ecorcheurs de Brume, et sa signification s'imposa d'elle même comme un symbole de mort certaine s'ils n'agissaient pas très vite.

_ Evrik!! Cria-t-il d'une voix nerveuse.

_ Hein? Dit Evrik sur un ton endormi bien qu'un peu étonné.

_ Cours! Cours!! Fonce droit devant toi! Hurla-t-il arrivant lui même au pas de course dans sa direction. La vue de ces créatures lui avait quelque peu fait perdre son sang froid, pourtant d'habitude il restait serein même lors de dangereux combats, mais là, il entendait palpiter de plus en plus vite son coeur qui s'était emballé. Il devait se forcer à ne pas laisser ses jambes l'entraîner dans une course effrénée et irréfléchie qui se terminerait indubitablement par sa mort. De plus il fallait qu'il s'occupe d'Evrik, qui venait juste de se mettre à courir, quelques enjambées devant lui.

_ Qu'est-ce qui se passe Yeb?! Pourquoi fuit-on?!! Cria Evrik inquiet dans sa direction.

_ On est poursuivi par des écorcheurs de brume!! Lui lança-t-il, le voyant disparaître derrière des rayons de livres après qu'il ait tourné à gauche. Il partit aussi sur la gauche car devant se trouvait le mur d'enceinte du donjon. Ils longeaient maintenant cette paroi, courant de plus en plus vite tous les deux.

_ C'est quoi ces choses?? Pourquoi ne les combat-on pas!? Cria Evrik en tournant la tête vers Yeb.

_ On ne peut pas les tuer, mais elles si!! Ceux sont des créatures magiques! Aaaaah, aaaaahh!!! Il venait de légèrement regarder sur le côté. Là, glissaient juste à quelques centimètres de sa cuisse, contre les rayonnages, deux petits nuages sombres. Yeb accéléra l'allure d'un coup, les distança un peu, et rattrapa Evrik.

_ Dépêche toi bordel!!! Ils sont juste derrière!! L'escalier en face! On gagnera un peu de répit. Gueula Yeb, montrant à Evrik un bel escalier en bois d'ébène qui montait à l'étage supérieur. Il le montèrent quatre à quatre, s'agrippant à la rampe comme deux forcenés. Et ce n'est qu'une fois arrivés en haut qu'ils se retournèrent pour voir où étaient leurs poursuivants. Evrik qui ne les avaient pas encore aperçus, fut étonné de n'observer que deux petits nuages de brume opaque et sombre qui paraissaient somme toute assez inoffensifs. En ce moment, ils commençaient l'ascension de l'escalier en s'élevant par la rampe.

_ La rampe! Détruis la rampe!! Ordonna alors Yeb à Evrik sur un ton horrifié. Yeb semblait complètement affolé, il bougeait dans tous les sens, et la sueur perlait à grosses gouttes sur son visage.

Sans trop chercher à comprendre Evrik se mit à briser à grands coups de hache le bois d'ébène dont elle était constituée. Il eut ainsi, bientôt éclaté plus d'un mètre de balustrade. Pendant ce temps Yeb s'était retourné et d'un puissant coup d'épée avait mis à mal un rayonnage de la bibliothèque faisant tomber de nombreux grimoires qu'à présent il ramassait frénétiquement.

Evrik regardait le petit nuage qui se trouvait sur la rampe à l'endroit où il avait en dernier sectionné le bois. Il ne comprenait pas pourquoi ces choses faisaient si peur à Yeb. Elles n'avaient pas l'air agressives. Pour s'en faire une idée plus exacte il porta un petit coup de hache à la créature. La lame la pénétra sans quelle ne lui oppose de véritable résistance et alla se ficher dans le bois. La bête se rua alors sur le manche de la hache et atteignit le bras d'Evrik.

_ Aah!!! Hurla-t-il de douleur en repliant son bras et se jetant en arrière. Son avant bras avait été lacéré comme par une dizaine de fines lames de rasoir.

Sous l'effet de la secousse, l'ombre brumeuse était tombée par terre, mais elle s'approchait à nouveau de lui qui était affalé sur les dernières marches de l'escalier, le bras en sang. Comme hypnotisé, son regard ne quittait plus le monstre vaporeux qui s'avançait doucement. Il sentait tous ses membres tétanisés par la peur et la douleur, sans parvenir à y remédier.

_ Dégage bordel!!! Tire toi, mais qu'est-ce tu fous!!? Intervint Yeb qui le surplombait debout sur le pallier.

Sa voix sorti Evrik de sa torpeur et lui rendit la force nécessaire pour qu'il se hisse rapidement en haut. La créature montait lentement les marches à sa suite. Elle semblait peiner. Quant à la seconde elle était descendu de la rampe et suivait sa soeur un mètre plus bas. Yeb déversa alors sur le haut des marches les ouvrages qu'il tenait dans ses bras.

_ Va chercher une torche Evrik, il faut brûler l'escalier, dit-il en tournant les talons pour chercher d'autres livres.

Evrik qui à l'aide d'un bout de sa chemise se faisait un garrot, lâcha son bouclier et se dirigea en titubant vers une torche accrochée au mur par un anneau de fer. Yeb, à genoux, ramassait les manuscrits qui jonchaient le sol. Comment savait-il qu'elles craignaient le feu? Il n'avait pas rencontré de pareil fléau durant son année de pérégrination. Etrange, ces bribes de souvenirs qui lui revenait.

Les pages d'un vieux grimoire dont la couverture en peau était à moitié disloquée crépitèrent et le feu commença à prendre juste devant la première forme brumeuse qui s'écarta. Cependant, elle n'était plus qu'à quelques marches du palier. Voyant cela Evrick tenta de lui poser son flambeau dessus. Elle l'esquiva en glissant sur le côté. Retrouvant un peu de courage il continua son petit manège. Parfois il lui semblait entendre une sorte de court gémissement aigu lorsque le feu frôlait la créature de trop près.

Yeb avait fait un tas de livres à côté de l'escalier et s'employait maintenant à diffuser les flammes sur celui-ci. Ca y est, le feu prenait avec vigueur. Yeb balança les derniers ouvrages qu'il avait rassemblés. Ils s'embrasèrent en formant une épaisse fumée noire. Evrik se recula en toussant. Il était livide et tremblait de tous ses membres. Le monstre dont il barrait le passage depuis tout à l'heure en profita alors pour se jeter sur le palier traversant quelques flammes qui le firent couiner. Voyant cela, Evrik concentra ses dernières forces pour l'assaillir à coups de torche. Il frappa à grands gestes mécaniques et saccadés. Le flambeau vigoureux ne suffit malheureusement pas pour repousser l'hargneuse créature qui para les coups et lui assailli la jambe.

De grandes flammes léchaient maintenant les murs de pierres du pallier dégageant une intense chaleur.

_ Ouuaaaahh!!!! aaaah!! aaaaahhhhh!!!! Brailla Evrik le visage déformé par la douleur. Sa jambe était sanguinolente et la créature semblait s'être glissée sous sa chemise. Prit d'abominables convulsions Evrik tenta encore de se débattre arrachant sa chemise par des mouvements désarticulés. Yeb atterré vit la forme brumeuse flotter au niveau du cou d'Evrik. Le sang gicla de sa gorge à moitié camouflée ainsi que de sa bouche à demi ouverte dans un atroce gargouillis. Les yeux grands ouverts, il regarda une dernière fois Yeb. Puis le visage figé dans un rictus infâme, il trébucha en avant pour s'écrouler sur le brasier. Il y eut un fort crépitement suivi d'un affreux hurlement suraigu. Les dernières marches de l'escalier s'écroulèrent en flamme. Finalement tout redevint silencieux.

Il ne restait qu'une flaque de sang brunâtre de l'ignoble affrontement qui venait de se dérouler. Yeb demeurait sur place, ahuri et tremblant. Enfin, au bout d'un certain temps, il se dirigea tel un automate vers le palier pour se rendre compte des dégâts. Mais qu'en avait-il à faire au juste des dégâts?... Rien. Mais il se sentait obligé de venir voir. Baissant les yeux il aperçut la forme carbonisée et méconnaissable de son ami au milieu des restes en partie calcinés de l'escalier qui continuait ici et là à se consumer. Ce spectacle sinistre raviva l'image du dernier regard d'Evrik dans son esprit. Regard qui n'avait duré qu'un instant mais à travers lequel Yeb avait vu se profiler l'ombre glacée de la mort dans toute son horreur.

_ Buuurrrpp!! Buurrp! Il vomit de la bile qui lui laissa un infect arrière goût amer dans la bouche. Il en avait déversé autant sur ses mocassins et son bas de pantalon que sur le pallier. Mais en dehors de l'immonde odeur de chair grillée et de vomissure qui le faisait grimacer, il se sentait mieux. Et s'il éprouvait en ce moment de la tristesse pour avoir perdu un compagnon, il savait que dans une semaine il n'y penserait plus. En effet, lorsque que l'on travaillait souvent comme mercenaire, il fallait savoir garder une certaine distance par rapport aux aléas de la vie. D'habitude cela ne lui posait pas de problèmes. Il était accoutumé à participer à de sanglants combats, pourtant celui-ci l'avait réellement choqué. C'est vrai que la mort d'Evrik avait été particulièrement horrible et puis il ne savait pas pourquoi, mais la magie noire le rendait un peu timoré.

A cette pensée, il regarda une fois encore le cadavre d'Evrik et quelle ne fut pas sa stupeur d'apercevoir un écorcheur de brume glisser lentement contre le mur en direction du pallier.

Oh non!! Ca recommençait. Ainsi, le second n'était pas mort... Yeb se baissa et ramassa le petit bouclier circulaire qu'avait laissé son ancien compagnon. Il alla ensuite prendre son épée qu'il rangea à son fourreau. Jetant un dernier regard derrière lui, il partit au pas de course. Son angoisse de départ semblait finalement peu à peu se muter en une froide détermination. Il se ferait peut-être tuer par la créature de brume, mais avant il aurait trouvé le sorcier et lui aurait réglé son compte. Et d'ailleurs avec un peu de chance la mort du mage mettrait fin à la vie du monstre... Il avait bien pensé mettre le feu à la bibliothèque, mais vu le manque d'aération de la salle, l'épreuve aurait été ardue. Et l'issue d'une telle entreprise était plus qu'incertaine. Mieux valait-il encore trouver le sorcier.

Sortant de sa réflexion, il vit à la sortie d'un rayonnage sur sa droite un escalier en bois d'ébène identique à celui qu'ils avaient fait brûler. Il conduisait à une porte en bois clair sur laquelle était peinte une lune rouge. Il monta les marches et sans hésitation, tourna la poignée de bronze. La porte s'ouvrit sans difficultés et il se retrouva dans un étroit couloir faiblement éclairé par une unique torche. Refermant la porte, il pensa à projeter dessus un sort de fermeture. Pourquoi faire? La créature se faufilerait par les interstices entre les gonds, ou par dessous. Quoique en y réfléchissant... Il avait l'impression de se souvenir d'une variante de la formule, plus compliquée certes... Mais qui ne tente rien n'a rien... Apposant ses mains sur la porte il commença sa litanie. Des Phrases singulières dont on ne pouvait deviner si elles étaient composées de syllabes ou de mots se succédaient suivant une cadence monotone. Les sons sortant de la bouche de Yeb faisaient penser au bruit des vagues allant s'écraser sur la grève. Bientôt le claquement du verrou se fit entendre et la porte fut entourée d'un halo vert brillant l'espace d'un instant. Réussi! C'est dingue voilà une nouvelle formule qui m'est revenue et dont j'avais complètement oublié l'existence jusqu'à aujourd'hui, pensa-t-il encore un peu étonné et surtout content. J'espère qu'elle suffira. Si ça se trouve j'ai été un puissant mage. D'ailleurs, ceci expliquerait ma perte de mémoire peut-être due à une expérience magique ayant mal tournée. Oui... Il faudra que j'y réfléchisse. Se dit-il ironiquement, tout en y croyant un petit peu.

Il sortit son épée du fourreau. Au bout du corridor se trouvait une autre porte identique qu'il ouvrit d'un coup sec. La nouvelle salle qui s'offrait à lui était impressionnante. Le plafond surélevé devait atteindre dix mètres de haut. Il était soutenu par quatre colonnes de chaque côté, réparties de part et d'autre d'un axe invisible. Le sol était recouvert de dalles noires et luisantes à la lueur des torches, avec au centre une mosaïque représentant une lune pourpre. Immense, la pièce était plongée dans la pénombre. Plus loin se trouvait un escalier gris sombre dont les marches escarpées s'élevaient jusqu'à une hauteur avoisinant les deux mètres. Et en haut des marches le sorcier attendait, assis sur un trône blanc resplendissant éclairé par les flammes de deux grands cierges. Il était vêtu d'une robe d'un blanc laiteux dont le capuchon était rabattu sur sa tête. Un sentiment oppressant de puissance émanait de lui. Mais Yeb, encore sous l'effet de la colère glacée qui l'avait envahi à la mort d'Evrik, balaya les craintes de son esprit , et se prépara fermement au combat.

_ Enfin face à face avec le seigneur blanc! Qui n'a d'ailleurs de blanc que le nom! Dit Yeb d'une voix tonitruante en s'avançant dans la salle, avec une attitude de défi, l'épée à la main et le bouclier relevé.

_ Tu es un personnage inattendu et bardé de ressources. Je ne pensais pas rencontrer un guerrier de ta trempe dans ces steppes arides et misérables, affirma le mage d'une voix douce et vibrante. Yeb à ces paroles s'était immobilisé et semblait l'écouter. Il essayait en fait de trouver un moyen d'en venir à bout sans être obligé de l'approcher. Il avait bien son arc, mais malheureusement pour l'instant, c'était son épée qu'il tenait à la main.

_ Vois-tu les pillards, sont de courageux soldats, mais ils sont trop indisciplinés. Je dois donc veiller sur eux en quasi permanence... Cela me fait perdre un temps précieux. Il me serait donc agréable de prendre quelqu'un pour me seconder... Une personne suffisamment forte pour se faire craindre et respecter de mes gardes. Tu es l'homme qu'il me faut. Naturellement en échange de tes services je te payerais bien au-delà de toutes les promesses qu'ont pu te faire tes actuels employeurs... Acceptes tu étranger? Conclut-il de la même voix onctueuse et profonde. A ces mots, yeb prit un air réfléchi et une chape de silence envahit l'atmosphère le temps que ne s'écoulent plusieurs secondes.

_ Ta proposition est déconcertante, mais me semble honnête. De plus je n'ai rien contre toi et je me suis rendu compte dans la bibliothèque de l'étendue de tes pouvoirs, dont je préfère éviter de faire les frais. J'accepte donc ta sage proposition, et dépose mes armes en gage de loyauté, finit par déclarer Yeb solennellement.

Il lâcha sa lame sur les dalles et retira le bouclier de son bras gauche, ajoutant ainsi des actes à ses paroles.

_ Sache mage que si tu respectes tes engagements tu n'auras qu'à te féliciter de ce choix. Continua-t-il, prenant son arc dans sa main gauche et s'apprêtant à retirer son carquois.

_ J'en suis certain. Hein!? Mais...!!? S'exclama d'étonnement le sorcier, voyant Yeb qui finalement le visait d'une longue flèche effilée. La corde de l'arc se détendit dans un bruit retentissant dû à la forte résonnance de la salle. Le trait partit fulgurant, mais manqua d'un cheveu le mage qui avait eu le réflexe de se jeter hâtivement à terre. La flèche se ficha dans le trône d'ivoire à l'endroit où le sorcier reposait sa tête quelques instants plus tôt. Yeb avait déjà encoché un second projectile, mais l'ennemi s'était réfugié derrière son trône.

_ Tu as fais une lamentable erreur ami, mais sache qu'il est encore temps de déposer les armes et de me prêter serment, interpella-t-il Yeb d'une voix encore contenue.

_ Ah oui!! Et bien seigneur blanc sache que j'ai la ferme intention de venger dans ton sang la mort de mon compagnon. Alors garde ta salive pour tes prières! Répondit Yeb sur un ton farouche.

_ Qu'il en soit ainsi! Répondit brutalement le sorcier d'une voix glaciale.

Yeb avançait lentement vers les escaliers, l'arc tendu, tous ses sens en éveil. Il entendait d'ailleurs le mage chuchoter quelques monstrueuses formules. Il s'élança alors sur l'escalier qu'il monta en un clin d'œil à l'aide de petites enjambées, avant de se mettre à contourner prudemment le trône. Apparut alors sous ses yeux, le sorcier immobile assis par terre la tête plongeante. Il semblait mort. Hum, ça sentait trop le coup fourré. Yeb s'approcha à moins d'un mètre. Il était extrêmement crispé et il observait tous les coins de la pièce, en même temps qu'il surveillait le soi-disant cadavre. Un claquement de doigts se fit alors entendre, en même temps que le "mort" prononça un son guttural.

Des flammes bleus parcoururent en un instant le bois comme la corde de l'arc que tenait Yeb.

_ Aaah!! Cria-t-il surpris et décontenancé en le lâchant.

Le sorcier qui s'était retourné, tendait maintenant son bras droit dans sa direction et prononçait à voix haute une litanie abjecte.

_ Huunnzzzinn!!! Termina-t-il sa formule faisant jaillir de sa main une gerbe d'électricité dans un bruit assourdissant.

Mais Yeb par un réflexe surhumain, s'écarta à temps, grâce à une pirouette sur le côté à la fin de laquelle il retomba sur ses pieds. Il se rua alors sur le sorcier et l'empoigna avant qu'il n'ait eu le loisir de se relever. Il le projeta à plat dos, ce qui eut pour effet de faire tomber sa capuche. Et là, il s'arrêta net, l'air suffoqué. Le sorcier qui venait de relever les yeux resta lui aussi immobile. Ils paraissaient chacun hypnotisé l'un par l'autre : l'un étant le reflet de l'autre. La scène dura une bonne minute. Et enfin les deux qui ne faisaient qu'un se serrèrent dans leurs bras. Les larmes leur coulaient sur le visage. Jamais chacun d'eux ne s'était senti si heureux depuis un an qu'ils avaient vécu sans mémoire et solitaire. Finalement après s'être enlacés mutuellement durant de longues minutes, ils se relevèrent en silence.

Leurs visages étaient identiques, à la coupe de cheveux près. Yeb portait des cheveux longs qui formaient une couette derrière son dos, tandis que son frère avait des cheveux mi-courts qui lui tombaient sur les yeux.

_ Je ne chercherais pas à connaître tes agissements durant l'année passée, et je te pardonne pour la mort de mon compagnon d'infortune... Partons de la steppe ensemble et rendons le fort aux esclaves. Nous nous efforcerons de trouver des cieux plus intéressants où nous pourrons mieux nous connaître et partager l'aventure, déclara Yeb ému qui tendait la main à son double retrouvé.

_ Merci de ta généreuse proposition. Je viens avec toi mon frère, répondit l'autre, lui serrant la main.

_ J'en étais sûr. Mais au fait, comment t'appelles tu? Moi c'est Yeb.

_ Enchanté Yeb. Mon nom est Yub. Et je sens qu'ensemble nous ferons de grandes choses, exulta-t-il le regard pétillant de malice.

 

FIN

© Jean-Christophe Labbé

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