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Scorre
Les lunes étaient rouges, rouges de chasse. Autour de moi, jusqu'en bas du rocher, mes frères de meute hurlaient. Ils attendaient le signal. Je jetai un regard vers le vieux chef qui se tenait à mes côtés. Sanguine était son nom, et il m'avait accueilli en pair, il y a de cela plusieurs chasses. J'y ai gagné une famille et eux un bon chasseur. Oui, je crois qu'on peut dire que je suis un bon chasseur.
Enfin, Sanguine donna le signal et les cris cessèrent. Nous nous enfonçâmes silencieusement entre les arbres. Bientôt, nulle lumière ne filtra plus entre les frondaisons épaisses des hauts conifères, des arbres que nul être à deux pattes n'avait jamais contemplés sinon dans un passé lointain. Nous nous dirigeâmes vers le jour, là où le gibier se nourrissait.
Nous avions discuté deux jours durant, et nous avions convenu de nous nourrir des chasseurs de lupus, ceux-là même qui avaient volé des petits à un clan voisin. Ils les dressaient pour la chasse aux autres deux pattes. Bien des frères avaient trouvé l'idée peu réalisable, mais aucun n'avait souhaité discuter de cela dans le rond avec le héros de Sanguine, en l'occurrence moi.
Nos pattes foulaient le sol recouvert d'aiguilles en silence, rapides. Elles nous portaient avec le vent que nos narines frémissantes suivaient. Nos souffles étaient légers. Autour de nous la forêt silencieuse attendait. Aucun deux cornes, aucun queue à panache, aucun sabot fourchu ne se faisait connaître. Tous nous craignaient. Il y avait bien ce vieux poil dru, qui habitait plus loin, mais le clan était en paix avec lui. Depuis longtemps, il s'était fait respecter et même les jeunes attendraient pour lui offrir une fin honorable.
Nous courûmes ainsi toute la nuit, et quand le jour pointa à travers la forêt dorénavant moins épaisse, nous découvrîmes les deux pattes. Mais ce n'étaient pas ceux que nous cherchions. Ceux-là étaient roses de peau pour certains, reflétaient le soleil pour d'autre. Des sabots unis leurs servaient de montures et tiraient même une sorte de carriole. Carriole, quel mot étrange et qu'il évoque de drôles de sensations dans mon esprit. D'un léger grognement, je fis taire mes frères, puis je me glissai vers l'orée du bois. Les deux pattes mangeaient. J'entendis les cris d'un petit. Ce devait être une famille. Je rebroussai chemin et indiquai à mes compagnons de course que nous ne mangerions pas là, mais les jeunes impatients et affamés renâclèrent. Sanguine entama la discussion, mais le nombre était pour une chasse immédiate. Même lui devait se plier à l'avis général. Il acquiesça, les jeunes entamèrent le chant, offrant aux surs dans le ciel le premier sang. Je me joignis au chur, ma voix plus grave se détachant du reste des hurlements.
Lorsque nous arrivâmes au campement, il n'y avait là que deux deux-pattes, des hommes comme je me souvenais maintenant qu'ils s'appelaient eux-mêmes. Ils étaient habillés de lumière et deux longues épées, si bien que j'utilise le terme exact pour ces longues dents que les deux pattes tiennent à bout de pattes, étaient brandies devant eux. Les jeunes se ruèrent. J'entendis quelques couinements dont un plus fort, la blessure devait être profonde, puis un bruit de curée.
Je ne m'attardai pas et filai le long de la piste, ouïe et vue en alerte. Je volais presque maintenant et mes pattes ne touchaient plus le sol que pour me faire rebondir plus loin. Mes frères étaient distancés, je le savais sans avoir besoin de jeter un il en arrière. Même les longues pattes ne pouvaient rivaliser avec moi à la course. J'étais le meilleur et le plus endurant.
Très vite, je rattrapai le gros des fuyards que nos chants devaient avoir effrayés. A deux ou quatre pattes, tous fuyaient devant le chant de chasse des lupus, nous étions les maîtres de la forêt. Quoique, je me rappelle qu'autrefois, ailleurs, un vieux poil gris avait défié quatre de mes semblables et qu'il les avait vaincus. Je forçai ma course et me mis à la hauteur des pattes arrières de la dernière monture. De deux coups de crocs, je tranchais des tendons. La monture s'écroula, son cavalier partit en culbute dans les fourrés sur le bas-côté de la piste. Je les laissai à mes frères et continuai sur mon élan. Je renouvelai l'opération deux fois. Derrière moi, les hurlements se faisaient plus rares. Et devant il ne restait plus que la maison sur roue et deux guerriers. Contrairement aux trois que je venais d'offrir à l'appétit du clan, ceux-là étaient vêtus de lumière et leurs montures brillaient aussi par endroit. L'un deux arrêta sa monture et sauta par terre.
J'arrêtai ma course et tournais autour de lui, grognant sourdement. Puis le cur reprit de plus belle derrière moi. D'un bond, je dépassai mon ennemi et repris la piste. Plus qu'un deux pattes à terrasser et je saurais ce qui se cachait dans la maison sur roue, même si je m'en doutais déjà, car j'avais senti le lait, et avec une odeur que j'avais oubliée. Je courus comme jamais jusqu'alors. Ma poitrine était en feu, mes pattes charriaient de la lave, le sang de la terre. J'étais vivant, et ne faisais qu'un avec la Grande Mère.
Enfin, je rattrapai le dernier rempart avant l'objet de mon désir. Il m'attendait l'épée à la main. Je le reconnus pour ce qu'il était, car mes souvenirs m'étaient revenus. Un chevalier dragon. Les insignes qu'il arborait sur son épaule gauche m'indiquaient que le combat serait intéressant. C'était un vétéran de guerres que mes frères n'avaient pas connues. Je m'arrêtai et l'observai en silence. Il fit de même. Nous restâmes ainsi de longues minutes. Puis, je bondis en même temps qu'il se fendit. D'une torsion du corps, j'évitai le coup mortel. Mon bond me porta de l'autre côté. Alors que je me retournai, il avait déjà pris position, bouclier en parade, l'épée légèrement pointée vers l'arrière. De nouveau, je m'élançai. la lame mordit superficiellement mon flanc, arrachant quelques gouttes de sang. La brûlure s'imposa aiguë, beaucoup trop pour ce genre e blessure. Un éclair se fit dans mon esprit. Ce combat avait déjà eu lieu. Je connaissais l'homme. mais cela n'était pas possible. Cela remontait à trop longtemps. Je sus, que lui aussi était surpris. Silencieusement son esprit contacta le mien.
- Toi ! Ici ! Impossible !
Je rompis le combat et me couchai quelques pas plus loin. Des images m'envahirent, celles d'un jeune de ma race, de ma vraie race. Je n'étais pas encore un lupus, non, pas encore, et je me promenais à côté de mon maître, qui était aussi mon ami. Puis, je grandis et nous perdîmes de vue à l'issue d'une bataille. Depuis j'erre, sans me souvenir du lait et de l'amour de la mère. Je revins à la réalité lorsqu'une ombre me cacha le Père du ciel. Une main s'approcha doucement de ma tête, si doucement que j'eus une furieuse envie de me rouler dans la terre poussiéreuse tel un chiot. Je réprimai l'envie de mordre et acceptai le contact. Je ne hurlai pas, je ne respirai pas. J'attendis le lien, ce lien si étrange qu'il ne lie que les êtres proches. En moi, quelque part, je pleurai.
Enfin, il se redressa. Je me levai alors qu'il enfourchait sa monture. Je restai ainsi à le regarder disparaître. Lorsque enfin, il fut hors de vue, j'effaçai les traces et suivit une autre piste. Mes frères me suivraient puis abandonneraient. Je le savais. Je ne pouvais plus les rejoindre. Ils ne pouvaient comprendre.
Je suis Scorre. Scorre le survivant. Scorre le cruel. Craignez mon souvenir, car je me rappelle et cela est douloureux.
© Jean-Luc Théodora
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